Publié le 8 sept. 2020 à 9:00
En 2009, dans son livre « Inégalités mondiales », l'économiste serbo-américain Branko Milanovic faisait sensation avec sa fameuse « courbe de l'éléphant » dessinant l'évolution des inégalités mondiales entre 1988 et 2008. Il y démontrait d'une part, que ces mêmes inégalités se réduisaient à l'échelle mondiale entre les pays, notamment du fait de la montée en puissance de l'Asie, mais qu'elles s'accentuaient à l'intérieur même des pays.
S'il n'est pas, à proprement parler, un chaud partisan du capitalisme dans sa version la plus libérale, son dernier livre « Le Capitalisme, sans rival » dont l'édition française sort ce mercredi 9 septembre aux éditions La Découverte, n'en est pas moins un événement. Il y consacre, en effet, la victoire totale d'un modèle de développement certes imparfait, mais sans égal connu à ce jour pour assurer la prospérité des êtres humains. « Les Echos » vous en dévoilent aujourd'hui de larges extraits.
Le capitalisme désormais seul au monde
« Le premier changement est l'affirmation du capitalisme comme le système socio-économique, non seulement dominant, mais désormais unique. Le second changement est l'émergence de l'Asie, qui entraîne un rééquilibrage des puissances entre l'Europe et les Etats-Unis, d'un côté, et l'Asie, de l'autre. Pour la première fois depuis la révolution industrielle, les revenus de ces trois continents se rapprochent, retrouvant à peu près le même niveau relatif qu'avant la révolution industrielle (avec, bien sûr, un niveau de revenu absolu bien plus élevé aujourd'hui). Du point de vue de l'histoire mondiale, la domination sans partage du capitalisme et la renaissance économique de l'Asie sont des évolutions remarquables - qui pourraient bien être liées.
L'ensemble de la planète suit désormais les mêmes principes économiques - une production tournée vers le profit, utilisant une main-d'oeuvre salariée et libre d'un point de vue légal, et un capital majoritairement privé, avec une coordination décentralisée -, ce qui est inédit dans l'histoire. Par le passé, que ce soit dans l'Empire romain, en Mésopotamie au VIe siècle, dans les cités-Etats italiennes du Moyen Age ou aux Pays-Bas à l'ère moderne, le capitalisme a toujours dû coexister - parfois même au sein d'un même territoire politique - avec d'autres modes d'organisation de la production : les systèmes de chasseurs-cueilleurs, l'esclavage sous toutes ses formes, le servage (les travailleurs liés juridiquement à un domaine ne peuvent pas vendre leur travail ailleurs) et la petite production marchande des artisans indépendants ou de petits fermiers. Il y a un siècle à peine, lorsque les premiers avatars du capitalisme globalisé sont apparus, le monde abritait toujours tous ces modes de production. Après la révolution russe, le capitalisme s'est partagé le monde avec le communisme, qui régna sur des pays comptant environ le tiers de la population mondiale. Aujourd'hui, à l'exception de quelques franges marginales n'ayant aucune influence sur l'évolution du monde, seul le capitalisme subsiste. »
Un modèle, deux visages
« Si le capitalisme domine le monde aujourd'hui, notons toutefois qu'il en existe deux types différents : le capitalisme méritocratique et libéral, qui s'est développé progressivement en Occident au cours des deux derniers siècles, et le capitalisme d'Etat, ou autoritaire, dont la Chine est le meilleur exemple, mais que l'on retrouve également ailleurs en Asie (à Singapour, au Vietnam, en Birmanie), en Europe et en Afrique (en Russie et dans les pays de l'est de l'Europe, en Asie centrale, en Ethiopie, en Algérie ou encore au Rwanda).
Comme souvent dans l'histoire de l'humanité, l'avènement et le triomphe d'un nouveau système ou d'une nouvelle religion sont très vite suivis d'une sorte de schisme entre différentes variantes du même credo. Après sa victoire dans le monde méditerranéen et au Proche-Orient, le christianisme a connu de féroces débats idéologiques et des scissions (celle entre l'orthodoxie et l'arianisme étant la plus notable) qui ont finalement conduit au premier grand schisme entre les Eglises d'Orient et d'Occident. L'islam a connu le même sort. Presque immédiatement après sa conquête étourdissante, il s'est scindé en deux branches, l'une sunnite, l'autre chiite. Enfin, le communisme, rival du capitalisme au XXe siècle, n'est pas resté longtemps un bloc monolithique, se scindant entre une version soviétique et une autre, chinoise.
A cet égard, la victoire mondiale du capitalisme suit le même schéma : nous sommes face à deux modèles de capitalisme qui diffèrent non seulement dans leurs sphères politiques, mais aussi dans leurs sphères économiques et, dans une moindre mesure, sociales. Quoi qu'il advienne de la compétition entre le capitalisme libéral et le capitalisme autoritaire, il me paraît peu probable que l'un de ces deux modèles finisse par diriger le monde seul. »
La fin annoncée des inégalités entre pays
« Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les inégalités mondiales ont atteint le plus haut niveau jamais connu, à environ 75 points de Gini, niveau auquel elles se sont maintenues jusqu'à la dernière décennie du XXe siècle. Durant cette période, l'écart entre l'Occident et l'Asie - la Chine et l'Inde, notamment - ne s'est pas creusé davantage, alors que l'indépendance de l'Inde et la révolution chinoise posaient les bases de la croissance de ces deux géants. Ces deux pays ont ainsi maintenu leur position relative par rapport à l'Occident entre la fin des années 1940 et le début des années 1980. Mais cette position était largement favorable aux pays riches : le PIB par habitant de l'Inde et de la Chine représentait moins de 10 % de celui des pays occidentaux.
Cet écart de revenu a commencé à changer sensiblement après 1980. Les réformes menées en Chine ont engendré une croissance d'environ 8 % par an et par habitant au cours des quatre décennies suivantes, réduisant fortement l'écart avec l'Occident. Aujourd'hui, le PIB par habitant de la Chine représente de 30 % à 35 % de celui de l'Occident, soit le niveau auquel il se trouvait vers 1820. La tendance est clairement à la hausse (par rapport à l'Occident), et cette hausse se poursuivra sans doute jusqu'à ce que les niveaux de revenus se rejoignent, ou presque. »
La part croissante du capital dans le revenu national
« Il y a dix ans environ, on a commencé à noter que la part du revenu national net issu du capital augmentait. L'idée communément admise en économie était que les parts du capital et du travail devaient rester stables, à, disons, environ 70 % du revenu national pour le travail, et 30 % pour le capital…
L'idée selon laquelle les parts du travail et du capital sont constantes était tellement présente chez les économistes qu'ils ne se sont pas vraiment souciés de la manière dont le revenu était distribué entre capital et travail, ni même de ce qu'il advenait de la concentration des revenus du capital. Ils se sont focalisés sur les revenus du travail et sur la hausse de la prime perçue par les travailleurs qualifiés par rapport aux autres. A lui seul, ce phénomène était censé expliquer l'ensemble de la hausse des inégalités. Cette approche fait l'impasse sur le capital.
C'est un tort, car la part du capital dans le revenu national a augmenté, comme l'ont montré Elsby, Hobijn et Şahin (2013) pour les Etats-Unis, et Karabarbounis et Neiman (2013) pour les pays riches et les pays en développement. On voit que la part du travail aux Etats-Unis, qui était d'environ 67 % à la fin des années 1970, avait reculé de 4 à 5 points en 2010. Dans le même temps, la part du capital a donc augmenté de 4 à 5 points, ce qui, compte tenu du fait que cette part représentait déjà les deux tiers du revenu, constitue une hausse substantielle. »
La troisième mondialisation ou la fin de la présence physique au travail
« A quoi ressemblera la troisième mondialisation ? Selon Baldwin, le dernier découplage (du moins dans notre perspective actuelle) viendra avec la capacité du travail à circuler sans entrave. Cela se produira lorsque les coûts de déplacement de la main-d'oeuvre ou des télécommunications seront très bas.
Pour les opérations qui nécessitent la présence physique d'une personne, le coût pour amener temporairement cette personne sur place est toujours élevé. Mais si le besoin de la présence physique d'un travailleur est résolu par un contrôle à distance, comme nous avons déjà pu le voir avec des chirurgiens réalisant des opérations à distance en utilisant des robots, le travail pourrait aussi se mondialiser. Le troisième découplage, celui du travail (comme intrant dans le processus de production) et de sa localisation physique, nous fera poser un tout autre regard sur les migrations et les marchés du travail : si des tâches qui nécessitent aujourd'hui la présence physique d'un travailleur peuvent à l'avenir être réalisées à distance par une personne située à l'autre bout de la planète, alors les migrations de main-d'oeuvre pourraient beaucoup se réduire. Avec le troisième découplage, nous pourrions obtenir un marché du travail mondial ressemblant à ce que serait le monde si les migrations étaient totalement libres - mais sans véritables mouvements de personnes.
Le principal enseignement de l'approche de la mondialisation comme découplages successifs, développée par Baldwin, est peut-être qu'elle nous permet de voir les progrès économiques réalisés au cours des deux derniers siècles comme un continuum guidé par les facilitations successives des mouvements de marchandises, de l'information et, finalement, des personnes. Elle laisse également entrevoir l'utopie (ou peut-être la dystopie) d'un monde où tout pourrait être déplacé instantanément et sans entrave à travers le monde. Ce serait la victoire ultime sur les contraintes de lieu et de temps. »
Sortir du capitalisme ?
« Ne faut-il pas en conclure que nous devrions nous débarrasser de ce monde capitaliste hypermarchandisé au profit d'un système alternatif ? Le problème avec cette optique plutôt sensée, c'est que nous ne disposons d'aucune alternative viable au capitalisme hypermarchandisé. Les alternatives que le monde a testées se sont révélées pires - et certaines bien pires. En outre, se débarrasser de l'esprit de compétition et d'accumulation qui est étroitement lié au capitalisme provoquerait une baisse de nos revenus, une hausse de la pauvreté, un ralentissement, voire un recul du progrès technique, et la perte d'autres avantages (des biens et services qui font aujourd'hui partie intégrante de nos vies) que le capitalisme hypermarchandisé nous fournit. On ne peut pas espérer les conserver tout en détruisant l'esprit d'accumulation et en ôtant à la richesse son statut de marqueur de réussite sociale. Tout cela va ensemble. C'est peut-être une des caractéristiques principales de notre condition humaine. »
September 08, 2020 at 02:00PM
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Comment le capitalisme est devenu maître du monde - Les Échos
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le profit
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